200802egypte2003re71

 

Les étincelles qui montaient des braises se mêlaient aux étoiles. Tel un derviche, je tournais sur moi-même, je ne voyais plus rien. Les chants nubiens de Mahmoud et Badawui m’enivraient autant que la chicha que j’avais fumé durant toute la soirée et plus je dansais, plus l’équipage frappait dans ses mains, rythmant ainsi les mélopées du désert. Les lampions du bateau me semblaient des étoiles filantes. Le café d’Ethiopie dont j’avais bu des litres me tenait éveillé, mais mon esprit ne semblait plus m’appartenir, mon corps dansait malgré la fatigue sur cette petite plage où nous avions dressé le camp. Le lac apportait un vent tiède qui se mêlait à la fraîcheur du désert, les sons devinrent de plus en plus lointain, je m’allongeais à même le sable, j’étais bien. Sans doute pendant la nuit, Mahmoud m’avait-il mis une couverture en poils de chameau pour me protéger du froid. Je me réveillais avec difficulté et mon premier réflexe fut de mettre mes lunettes pour me protéger les yeux d’une lumière bien trop forte, il était déjà 7h et le thé noir comme de la tourbe me faisait du bien. Autour de moi, quelques cadavres de bouteilles de Stella, la bière locale. Badawui avait fait chauffer des haricots et frire des œufs. Je me demandais ce que je faisais là, au milieu de rien, simplement parce que j’avais entendu parler des Poissons-Tigres du lac Nasser et de ses Perches du Nil. Ma tête était encore embuée et une bière fraîche me redonnerait assez de courage pour rejoindre le monde des vivants.

Nous marchons depuis maintenant presque une demie-heure, nous escaladons cette espèce de colline qui n’est que rocailles, sous un soleil de plomb malgré l’heure matinale. Ici aucun bruit, un rapace parfois. Seul le vent vient chanter à nos oreilles. J’ai cette lourde canne, une Sage en 9 pieds soie de 11 et mon moulinet, un Billy Pate, un matériel que j’utilise d’habitude pour le tarpon, acheté à Key West il y a trois ans sur les conseils de Jim Harrison, qui descendait passer l’hiver en Floride. Ici, nous sommes loin de la vie trépidante des Keys, des beuveries entre amis, des filles prêtes à toutes les expériences. Je suis seul avec Mahmoud, Badawui et ses marins, au bord du lac Nasser, il n’y a pas d’ombre, il fait déjà presque 40° et nous cherchons des perches du Nil mais surtout les fameux Tiger fish dont la gueule pleine de dents acérées fait passer un barracuda pour un naïf poisson rouge..

Du haut de notre colline, Mahmoud m’appelle et me montre du doigt, à un mètre du bord, des poissons qui, depuis notre cachette, me semblent énormes. Nous faisons un détour pour ne pas qu’ils nous aperçoivent. J’ai mal à la tête, plusieurs fois déjà, dans la montée j’ai failli vomir, je transpire, ma chemise est trempée, les gouttes de sueur qui coulent sur mon visage m’aveuglent et me piquent le yeux. Je n’y vois plus rien, j’avance à tâtons. Nous sommes près de la rive maintenant, Mahmoud dans sa gallabeya ne semble pas souffrir de la chaleur, il me pointe un banc de poissons qui font tous près d’un mètre de long et qui sont là, près du bord, presque à la surface. Je me lève d’un coup, sors ma soie, effectue plusieurs faux-lancés. Mon cœur bat si vite qu’il semble qu’il va exploser. Le soleil semble plus fort, je n’entend plus un bruit, je lâche ma soie et mon streamer file dans l’air. A peine a-t-il touché l’eau et plongé de quelques centimètres que Je strippe, à grandes tirées. Mon cœur bat de plus en plus fort, ma vue se trouble légèrement. Tout d’un coup à la troisième tirée, la touche ! Un poisson énorme ! Je le laisse partir vers le large et Je ferre une deuxième fois pour être sûr de faire pénétrer l’hameçon. Je n’entend pas un bruit, je vois le visage de Mahmoud, il me parle mais je n’entends rien, je n’entends que le bruit de mon cœur qui bat de plus en plus vite, un bruit sourd et mat. Je ne vois plus rien. Je n’entends plus mon coeur, il fait noir.

Lorsque j’ouvre à nouveau les yeux, Mahmoud et Badawui, sont autour de moi, un linge frais m’éponge le visage. Nous sommes à bord du bateau, nous rejoignons le port. Mahmoud me regarde avec ses yeux écarquillés et m’annonce: « Samak Kebir ! Samak Kebir ! BIG Fish » ! J’aperçois, derrière leurs épaules, les marins qui découpent un énorme Tiger-Fish. Ils s’en nourriront pendant plusieurs jours.

Je reprendrai le train le lendemain à Assouan pour Louxor où une amie vient de construire un petit hôtel, je m’y reposerai quelques semaines. A cuba la meilleure saison pour le Tarpon, commence en Mai.

Gurna, Avril 1976

ck