Depuis que je suis enfant, je suis fasciné et attiré par tout ce qui ressemble de près ou de loin à un trou avec de l’eau dedans. Je pressens que la vie se cache là-dedans, et l’observer puis l’attraper devient l’obsession qui ne me lâche qu’avec la capture des petites bestioles convoitées. Je déteste les tuer, mais passe volontiers des heures, des journées et des semaines, à les observer, les nourrir, les cajoler en recréant leur biotope. La vie aquatique est une chose extraordinaire à mes yeux ébahis d’enfant qui ne grandira jamais.
Quand, j’avais environ 5 ans, je me souviendrai toujours de la journée particulière où j’ai tellement saoûlé ma pauvre mère, que je l’ai fait craquer. Hop, direction l’épicerie/mercerie/bazar/tabac/confiserie/journaux/quincaillerie de Madame Bodard, unique commerce sur la place du village, chez qui j’avais repérée une canne à pêche en bambou, vendue avec le petit kit fil de nylon, bouchon rouge et blanc, plombs et hameçon. Un matos de gosse qui hantait mes nuits et mes journées depuis que j’étais arrivé. A cette merveille extraordinaire, Madame Bodard, qui connaissait son affaire, nous a ajouté goulûement un magnifique petit tube de Mistic rouge. Une sorte de pâte collante et parfaitement chimique, qui permet de modeler un faux appât auquel on donne la forme que l’on veut. Tout pour me plaire, la vieille. Et hop, me voilà parti en direction du ruisseau, fier comme Artaban, à la découverte du nouveau monde, les poumons remplis d’espoir et la tête déjà dans les étoiles. Ma mère n’ayant qu’une trouille, celle que je me noie, courant derrière moi, affolée, me faisant promettre mille règlements de sécurité complètement farfelus. Cause toujours. Les vairons et moi, on avait rendez-vous.
Toute ma vie, je me souviendrai de cette journée. Nul besoin de me montrer quoi que ce soit. J’étais à mon affaire. J’ai monté ma ligne en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, à l’endroit où j’observais les poissons depuis plusieurs jours. Et là, le bonheur, enfin. La petite boule de Mistic présentée aux petits poissons curieux qui venaient voir, tournaient autour, donnaient des petits coups de nez dans l’intrus, tenait ses promesses et mon coeur battait la chamade. Le bouchon oscillait sous les coups répétés, et plongeait de deux centimètres quand un des vairons frénétiques et joueurs, se risquait à mordre mon appât. Je faisais alors un bond en hurlant ma joie, mais… raté. Tout excité et loin de me décourager, je recommençais les tours de manèges fabuleux à l’infini. Ma mère n’en pouvait plus de poireauter dans ce près et s’époumonait tant bien que mal pour que je rentre à la maison. Cause toujours. J’ai fini, bien sûr, par réussir. Alors là, je ne trouve pas les mots pour dire ma fierté et ma joie. J’avais mon bocal prêt depuis des jours à côté de moi, et de voir ma capture vivante, toute à moi, s’affoler avec ses jolies couleurs et me regarder avec ses grands yeux jaunes, avec ses najeoires délicates qui frissonnaient à trois centimètres de mes yeux d’enfant, j’entrais dans un autre monde. J’en ai pris deux. J’avais cinq ans. Ma vie ne serait jamais plus la même. J’étais devenu un chasseur confirmé, un conquérant, un  homme, un vrai pêcheur.

 » Les champs refleurirent et tout recommença «