LE BRUSC 2Le monde entier était jeune en ce temps là. Sheila faisait les beaux jours de  » Salut les copains », Richard Anthony entendait clairement siffler le train et  moi, petit banlieusard, passais mes vacances à traînailler dans le petit village du Brusc à une encablure de Toulon. Jusqu’à ce matin là ou je vis accoster dans le port un pointu, ces jolis bateau de pêche si bien dessinés, galbés comme des poitrails de starlettes. A son bord, deux types commençaient d’empiler sur le quai des cageots de poissons. Des beautés que ces poissons tous frais pêchés. A part  » les nuits » de Vincent Van Gogh, les batailles de Paolo Uccello et le toréador mort de Manet, j’avais jamais rien vu d’aussi beau. Je devais faire une drôle de binette car un des gars me demanda si j’étais acheteur et j’ai bredouillé comme ça, sans réfléchir une seconde un truc dans le genre : » Non, mais je veux partir à la pêche avec vous ! ». A ma grande surprise le type médusé me répondis : » D’accord, sois là vers 6 heures ce soir, on va caler les filets. » Caler les filets », quelle belle phrase ! quel beau verbe. LIRE LA SUITE Impossible de m’arrêter de me gargariser avec et, lorsque mes copains m’invitèrent  à la surboum de la soirée, je répondis avec fierté : » Impossible, ce soir je travaille, je vais caler les filets. » Pensez bien qu’à 6 heures tapante je faisais le pied de grue sur le port quand mes 2 lascars se pointèrent. Le premier, frisant la cinquantaine, me broya la main: » On m’appelle Ritou et voici mon père, Virgil « . Le Ritou en question avait une trogne splendide, rougeâtre, taillée à la tronçonneuse, des yeux clairs à la Paul Newman, un poitrail de boeuf couvert d’un T-shirt blanc tout frais repassé. Quant à Virgil, difficile d’imaginer un mec plus charismatique. Presque une réplique des cartes postales intitulées « le vieux pêcheur provençal » en vente dans toutes les papeteries de la côte. A l’époque, il devait friser les 80 ans bien sonnés et je vous jure ( que je meure si je mens ! ) que le Virgil se tapait plus d’une  » estivante »  , le soir dans sa cabane. Le charme de ce type était renversant. Tous les Gary Cooper et Steve Mc Queen pouvaient bien s’accrocher. Le Virgil était une image de divinité personnifiée. Sur le bateau était peint en belles lettres noires  » CRI-CRI  » surnom de la fille de Ritou. Les amarres furent lâchées et Ritou mit en route le gros Diesel « Couach ». La musique produite par cet engin est chose inoubliable, grave et grasse comme un vieux blues. Encore aujourd’hui, je tente de l’imiter devant mes amis patients. « Tchouf tchouf tof tof tof tof  » J’en pleure rien que de me souvenir de ces instants. Ritou se tenait à la barre et Virgil, tel une figure de proue était planté à l’avant du bateau. La houle était assez forte passé l’île des Embiez. Ritou me glissa à l’oreille : » Vé, regarde mon père…il dort tout debout. C’était vrai. Il roupillait malgré les vagues, le vieux !. Vint le moment de caler les filets. Ritou donnait un coup de barre à droite, puis un bref coup à gauche pendant que le Virgil balançait les filets lourdement plombés » Au pifomère ? » demandais- je incrédule.  » T’es bien un parisien me répondis Ritou en rigolant. Tu vois, ici c’est mon jardin. Je sais le fond par coeur. Des rochers à encercler, puis un banc de sable, puis ça descend à 150 mètres d’un coup. Le filet à bouillabaisse va faire un malheur !  » De retour au village à la tombée de la nuit, mes nouveaux amis m’invitèrent à boire un « Casa » chez eux et là, Ritou me fit découvir ses trésors. Un appentis au fond du jardin remplis de filets soigneusement empilés; »Regarde celui-ci, c’est un filet à bouillabaisse et celui là un filet à palamides  » Ritou était si fier de ses filets. Dieu , qu’il les aimait ! Pouvait vous en parler toute la nuit. Celui là avait été déchiré par une saloperie de hors bord. C’est Virgil qui l’a rapiécé. Celui là, un requin s’est pris dedans en 71. Un bordel pas possible. Celui ci…VIEUX PECHEURQuarante années se sont passés depuis cette époque bénie ou je me demandais très sérieusement si j’allais  » faire » pêcheur ou l’artiste. Il y a 2 ans je suis revenus, craintif, sur les lieux de cette histoire. Le Brusc est devenu un endroit de merde comme toute la côte. De la paillette et des cartes de crédit en vrac. Ritou et Virgil sont mort et la  » CRI CRI » a disparu de ses amarres. Le port s’est transformé en gigantesque parking à bateaux en plastoc et les sardines sont à 6 euros au Super U. Nostalgique ? Tu parles, Charles ! Et pas qu’un peu ! Voilà. C’est tout. Juste une petite histoire de vacances et de vie. Juste pour remercier Ritou et Virgil.