On avait baptisé «  River house » notre baraque rafistolée au bord de la rivière à  deux heures de route de New York. Pas un nom très original, pour sûr mais, on s’en foutait. C’était une maison pour les amoureux comme nous, qui avions soif de jouer les ermites et vivre à poil sans être dérangé (voir «Roundout creek» dans les archives).

Et cette rivière était pour moi un terrain de jeu sans pareil. Tous les jours, je découvrais ses merveilles cachées. Des black bass à foison, des carpes monstrueuses comme des vaches… Et un beau jour, juste derrière un petit courant, dans un fouillis d’herbages, je vois poindre le museau d’un petit brochet. Oh, pas un gros comme on en voit sur les photos des magazines de pêche. Non, un petit museau de rien du tout.

Pour ma chance, je venais, le matin même, de monter d’une main maladroite, un petit streamer fabriqué à l’aide d’une touffe de cheveux de ma femme et de deux plumes vertes du poitrail de Loro, notre perroquet amazonien.

Et, discret comme un guerrier Cheyenne, je laisse glisser ce pauvre leurre jusqu’à la gueule du pickerel. (C’est comme ça que ça s’appelle ces petits brochets, aux Amériques) et je l’agite doucement.

Et ça n’a pas tardé. Le poisson, énervé, saute dessus et hop ! Je le ferre et le remets à l’eau sans attendre.

Et le lendemain, je le revois le Zatopek (c’est le nom que je lui avais donné) et… rebelote je le reprends de la même façon.

J’ai dû le prendre cinq ou six fois, Zatopek et à chaque fois que je lui rendais sa liberté, il me regardait d’un oeil noir qui voulait surement dire : « t’as pas fini de me faire chier ? Tu trouves ça marrant, espèce de Frenchy de merde ? »

Jusqu’au jour où nous reçûmes, pour un week-end un ancien copain de ma femme Bill R, suédois prétentieux que je me mis à détester dès la première seconde. Il voulait pêcher la Roundout et m’exhibait sa nouvelle canne à 3 millions de dollars et ses waders en simili plaqué or et tout le tremblement.

Et moi qui n’avais pu me payer qu’une pauvre canne à 50 $ chez Franck et une ligne qui ressemblait à une corde à linge, il croyait m’impressionner ce suédois gominé !

Mais là ou j’ai eu une envie de meurtre c’est quand il a capturé «  Zatopek » avec un streamer à 500 $ pièce au moins, muni d’un hameçon avec ardillon et qu’il lui a fallu cinq bonnes minutes pour lui ôter cette saloperie de la bouche et « zatopek » qui saignait affreusement et qui a disparu dans le courant, le ventre en l’air…

Depuis, il était devenu un « persona non gratta «  à River house « , ce mec affreux venu du nord et j’ai failli devenir « raciste anti-suédois ».

Heureusement, à Paris, j’étais copain avec un autre suédois, un type merveilleux, un très grand artiste qui s’appelait Bengt Lindström.

Un homme bâti comme un hercule avec qui j’allais faire la tournée des bars de Montparnasse, le soir, après nos journées de travail chez un lithographe du 13e arrondissement. Putain, ce qu’il pouvait picoler, le Bengt ! Impossible à suivre. Tiens, un jour, il prend son petit avion et atterri sur la piste d’un aérodrome au Cap Nord tout en haut de la Norvège, pour aller faire une petite visite d’amitié à ses copains lapons. En sortant de son zinc, tenant dans chaque main une bouteille de whisky, il dérape sur la piste verglacée et, pour ne pas casser ses bouteilles chéries, préfère se ramasser sur les coudes qu’il casse net, tous les deux ! Ah, ça ! C’est du vrai bon suédois comme on les adore !

Jamais il n’aurait fait de mal à Zatopek, le Bengt Linström !

Tiens…le voilà, le Bengt !