A la fin du repas, mon ami Jerry Ballow sortit de son armoire une vieille bouteille d’Armagnac et, en la débouchant me dit :  » Mon cher Flèche, je vais te raconter une histoire véridique qui m’est arrivée il y a …de nombreuses années.

Je travaillais à l’époque dans une boite infecte dans le lower east side. Nous  n’avions en tête du Lundi au Vendredi soir qu’une seule chose: partir à la pêche à Long Island avec mes 2 copains d’infortune.

Ce week end mémorable, sur recommandations, nous avions réservé un bateau et son capitaine Michael Mc..( j’ai oublié son nom aujourd’hui !) Ce gars là était connu à l’époque comme étant le meilleurs guide de Montauk, capable de vous mettre rapidement en contact avec les plus gros poissons de la région. Flèche, mon ami, il m’est difficile de décrire la tête de ce  type. Un mélange de Michel Simon et de Jack Palance avec des petits yeux qui vous suçaient la moelle. Il était vêtu d’une espèce de ciré crasseux couvert de sang séché. Un vrai cauchemar, ce mec ! Son bateau lui ressemblait comme un frère jumeau. Usé jusqu’à la corde, certainement avait du être pimpant deux siècles auparavant. Et l’odeur ..Monter la dessus relevait de l’inconscience ou du suicide, mais c’était Samedi, la mer était calme et le bureau à 300 km à l’Ouest. Le capitaine marmonne dans sa barbe un truc qui ressemble à : » Paraît qu’il y a des gros requins qui se baladent au large. Montez à bord, on y va.

Une bonne heure de route après, dans cette puanteur, le capitaine annonce le début des hostilités et se met à balancer par dessus bord des seaux de tripaille, de sang et autres saloperies nauséabondes. Je te jure, mon ami, je ne suis pas une mauviette mais j’ai eu un mal de chien à garder mon petit déjeuner amarré. Enfin, il paraît que ça attire les requin cette puanterie ce qui prouve que je ne suis pas un vrai requin !

Terry prend une canne et c’est parti pour une séance de traîne. Chiant comme la mort cette technique mais diablement efficace car 10 minutes plus tard la première touche fait hurler mon pote et son moulinet:  » Shark ! » fait le capitaine en regardant se plier la canne dangereusement. Peu de temps après , on voit arriver la gueule d’un blue shark, pas énorme, mais c’est déjà quelque chose. Puis Ethan s’empare de la canne. A tour de rôle, c’est le nom du jeu. Un quart d’heure après, re-belotte. Le Ethan fait une drôle de grimace ; ça tire très dur de l’autre coté de la ligne.

On se marre comme des enfants en voyant Ethan souffler comme un phoque  et.. le second « blue » se rend. Et c’est à mon tour d’être aux manettes. Une heure se passe, monotone. Vais être le seul bredouille ? Tout d’un coup, j’ai l’impression d’être accroché à un TGV. Putain de puissance. Si personne ne me retient, la saloperie à l’autre bout va me faire basculer par dessus bord ! Et ce petit jeu dure et dure et dure. J’en peux plus… je suis crevé. Je veux que ça cesse. Et puis tout d’un coup on voit apparaître « la chose ». Ce requin est vraiment ENORME  et pas question de le sortir comme ça. Le capitaine Mac Truc me tend une gaffe harpon et m’ordonne sèchement de me coller à la proue du bateau et lorsque je verrais la bestiole, de le harponner.

Les guibolles en compote, je me cale sur le beaupré pendant que le capitaine manoeuvre pour mettre le squale à ma main. Soudain la bête ouvre une gueule, mais une telle gueule… si immense et rouge et pourpre et blanche et pointue que la panique me fait lâcher le harpon.Tu peux pas imaginer ce monstre et sa tête grosse comme la mort. Furibard, le capitaine s’empare d’un autre harpon et nous voilà en pleine Odyssée, Dracula contre Frankenstein, le bourreau de Béthune contre l’ange blanc, Maciste contre les vampires. A notre grand soulagement, finalement, le Bien terrasse le Dragon et le big shark se retrouve amarré à bâbord, saucissonné, dégoulinant de sang, un affreux spectacle je te le jure.

Le travail achevé, le capitaine ouvre sa radio, appelle la capitainerie de Montauk, les prévenant de la prise d’un sacré squale.. De retour au port, une foule énorme nous attend. Il y a même des camions des news, ABC, NBC, des caméras de partout. Tout Long Island veut voir  » THE BIGGEST SHARK EVER CAUGHT IN THE NORTH ATLANTIC ! » Putain, c’est moi , Jerry, petit juif new-yorkais le héros du jour. La bière coule à flot, le capitaine pavoise. Pour une fois il sourit. Drôle de tronche que ça lui fait. A la fin de la cérémonie, je m’approche de lui et lui fait: » Dites-moi, j’aimerais bien garder comme souvenir la mâchoire de mon requin ».

Et là, le gars me regarde méchamment avec ses petits yeux de fouine, entre-ouvre sa veste crasseuse laissant découvrir un pistolet dans son étui accroché à sa ceinture et me dit d’une voix glaciale : » WHOSE SHARK ? » (A qui il est ce requin ?°). Quelques années plus tard, ce personnage du capitaine servit de modèle pour l’interprétation du teigneux capitaine du célèbre film de Spielberg  » Les dents de la mer «