Elle aime envisager le deuil comme un voyage, ta mère.

J’ai pris mon temps pour lire Cry FatherBenjamin Whitmer m’avait dédicacé son livre lors de sa venue à Nantes. Je venais de lire Pike, son premier roman et j’étais ravie de pouvoir rencontrer l’homme derrière l’auteur. Et croyez-moi, l’homme n’est pas très loin de ses personnages, avec en prime un sourire de carnassier !

Dans son nouveau roman, Whitmer nous présente Patterson Wells. L’homme est un élagueur et il parcourt les zones sinistrées de l’Amérique, après les tempêtes et cyclones comme Katrina, comme pour lui rappeler que sa vie aussi, est sinistrée depuis la mort soudaine de son jeune fils et la fin de son mariage. Quand il n’est pas sur la route, Patterson se réfugie dans sa cabane en bois près de Denver, dans les montagnes de la San Luis Valley. Il y retrouve son fidèle allié, Sancho, son chien et passe son temps à boire, ce qui lui occasionne parfois quelques bleus et côtes cassées après ses virées nocturnes dans les bars du coin. Son ex-femme, Laney, qui a eu un second enfant – Gabe – après qu’ils se soient séparés, continue de veiller sur lui, malgré leur éloignement.  Ils ont vécu leur deuil différemment, les couples se resserrent, d’autres éclatent.

C’est dans un journal intime que Patterson confie ses maux. Il s’adresse directement à son fils Justin. Patterson décrit ainsi sa souffrance « C’est comme si on m’avait enlevé une pièce et que je continuais à marcher sans but en attendant juste de m’effondrer sur moi-même ».  Il sait qu’il doit se reprendre et mener une vie plus stable et semble en bonne voie de le faire mais il croise le fils de son voisin, Junior, un dealer nerveux et doué pour la bagarre. Junior est une mule, il transporte de la drogue pour un duo de trafiquants mexicains. Junior aime l’adrénaline, conduire le plus vite du Colorado à la frontière mexicaine. Junior, de son vrai nom Chase, a une petite amie, Jenny et une fille Casey. Mais Jenny rêve de quitter la banlieue et d’offrir à leur enfant une vie normale, loin de cette zone sinistrée, proche d’une décharge, où elles vivotent. Elle s’inquiète pour Chase qui frôle de trop près la mort chaque jour. Chase sait qu’il doit changer, quitter son job – mais il est pris au piège.

cry fatherLe narrateur suit Patterson dans ses errances. Lorsqu’il s’adresse à son fils,  il sait qu’il est son seul lien à son passé, et à une possible autre vie. « Si je ne te racontais pas ces histoires, je n’aurais rien. Si je m’arrête, tu t’en vas ». Patterson y dit tout : son amour pour son fils parti trop tôt, les matches de base-ball auxquels ils auraient assistés ensemble, les parties de chasse.  Patterson avait eu un père minable et rêvait d’offrir à son fils tout ce qu’il n’avait pas eu. Ses lettres ouvertes sont comme un cri du cœur, la douleur de l’absence, l’amour pour son fils.  Depuis Patterson est comme un zombie, il s’abrutit dans l’alcool, la drogue, fuit la réalité, les gens. Il est de ceux dont la douleur devient un mode de vie.  Il sait que son ex-femme est là et lui tend la main, mais il est incapable de la prendre. La douleur est comme une drogue dont il a cesse de se procurer.

Sa rencontre avec Junior ne fera qu’accentuer cette violence intérieure, les deux hommes sont complémentaires et comme par une sorte de lien, chacun trouve en l’autre un exutoire pour sa haine, sa rage. Les deux hommes s’entraident, prennent les coups à la place de l’autre et peu à peu vont s’entrainer l’un l’autre vers le fond.

Benjamin Whitmer savait déjà faire du noir lorsqu’il a écrit Pike. Ici, je trouve ce roman encore plus abouti, plus approfondi. Les mots sont soupesés, comptés, et lorsqu’ils tombent, ils assènent les coups. Ici tout est brut, « raw » (cru) – et pourtant tout au long du roman, Whitmer sait insuffler des moments magnifiques, plein d’humanité, présente en chaque homme.

A ce propos, les personnages féminins sont magnifiques. Elles sont les deux seules personnes qu’ils écoutent, comme un rayon de soleil dans leur vie nocturne. Elles sont leur seul espoir d’une autre vie, d’une vie meilleure. Une lueur à laquelle pourtant il leur semble impossible de s’accrocher. J’ai eu l’image de la magnifique Jessica Chastain dans the Tree of Life, une mère aimante, apaisante et douce.

Le roman est sombre, noir. La violence est omniprésente, le lecteur sent peu à peu l’orage gronder, il sait que le tonnerre va s’abattre sur eux je défie quiconque de ne pas s’attacher aux personnages, ou d’espérer une forme de rédemption pour eux.

Un magnique roman qui confirme ici tout le talent de cet auteur qui avait confié lors de son interview que sans ses gosses, il aurait sans doute pris la même voie.  Un roman fort qui montre l’autre Amérique.