J’aimais ce matin de printemps, le premier week-end de l’année où, enfin, la douceur du printemps faisait que les éclosions de midi allaient sans doute attirer les premières truites de la saison, avides de protéines pour reconstituer leur couenne à la sortie de l’hiver.
Je gare ma voiture, une magnifique Renault 14 baptisée La Poire pour sa forme et sa couleur vieillotte, près du pont de Palmas et remonte le courant en pêchant sur les bords de la rivière. Le soleil chauffait les berges, pas encore protégées par la végétation. La lumière était claire, presque éblouissante. L’herbe des prés était d’un vert tendre, les fleurs de pissenlit éclataient dans leur beau jaune pétard. Je commençais à avoir un peu faim, mon petit déjeuner était loin derrière moi. J’avais déjà sorti trois petites truites noires et féroces et il était temps de casser la croûte. Je m’installe sur un tapis de mousse verte et chaude, l’odeur du sous-bois me réconforte, et je sors un formidable sandwich au jambon maison. Une mésange curieuse sautille devant moi, je referme mon thermos de café et allume une cigarette en repartant.
J’ai marché le long des berges du champ pour avoir une vue d’ensemble de la rivière, et là, je suis resté bouche bée. Allongée sur les pierres en contrebas, profitant des premiers rayons du printemps, Mademoiselle Prichard, la professeure d’anglais du Collège Saint Joseph, était allongée, la jupe à moitié relevée, offrant à la rivière ses cuisses blanches que j’imaginais douces. Je me suis allongé dans l’herbe et je l’ai regardée en silence. Elle semblait dormir, et je voyais sa poitrine se soulever et s’abaisser au rythme de sa respiration. Est-ce la digestion, l’émotion ou la fatigue ? Ce n’est que plus tard, transpirant dans mes cuissardes en néoprène, la tête embrumée, que je fus réveillé par le souffle chaud et bruyant d’une vache et de ses amies, sans doute intriguées par ma présence dans leur entourage, me reniflant comme si j’étais l’une d’entre elles. Il était près de cinq heures, le soleil commençait à tomber et Miss Prichard n’était plus là.
Je suis remonté dans la voiture, qui sentait l’essence, et j’ai pris le chemin de la maison. A la boulangerie de Bertholène, en allant acheter une chocolatine, je suis tombé sur Miss Prichard, jeune et jolie, qui m’a regardé droit dans les yeux, a souri et m’a dit : « Alors, comment ça s’est passé sur la pelouse ? » avec son accent anglais déconcertant et ses yeux malicieux.
Elle est repartie l’année suivante pour Angleterre et je ne l’ai jamais revue. Depuis, je reviens à chaque début de saison dans ce pré à vaches qui respire la chaleur et dont les berges sont accueillantes. Je n’y croise que des pêcheurs de vers… Mais le souvenir de Miss Prichard fait battre mon cœur plus vite à chaque fois.