« Bon, ça fait une bonne demi-heure que j’essaie de la faire mordre, cet satanée truitasse et j’en ai plein le cul. Essayez si vous le voulez. Je suis sûr qu’elle est là, je l’ai entraperçu hier. Un vrai sous-marin russe. Un monstre ! »

Le gars qui vient de me dire ça est un type du pays que je croise régulièrement au bord de la rivière, aussi cinglé que moi, pour ce qui est de faire chier les poissons.

Acceptant son invitation, je m’avance dans l’eau et, une demi-heure plus tard, toutes les mouches de ma boîte y sont passées, des sèches les plus élégantes jusqu’aux steamers les plus audacieux. Rien n’y fait. La truite y reste insensible .Elle doit être en train de regarder le match de foot à la télé ou de se taper une partie de nageoires en l’air avec un copain. Je ne vais tout de même pas déranger une truite qui baise, quand même ! Un peu de décence et d’humanité !

Je rejoins donc la berge et remballe mon matériel. Le type est toujours là et la conversation s’engage comme souvent entre pêcheurs.

« C’est un bon coin ici, vous ne trouvez pas » me dit-il avec son accent ardéchois plein de soleil.

-« Assurément, un bon coin »fais-je. « Mais je préfère la confluence. J’y ai vu des chasses pas croyables ! »

Et comme de vieux copains, nous  échangeons nos meilleurs coins secrets de la rivière.

– » je suis sûr que vous fréquentez également le coin en bas de la maison abandonnée, à la sortie des défilés de Ruoms ? C’est vrai que la descente vers la rivière y est un peu scabreuse mais la récompense est au bout du danger. »

– « À ça oui je le connais ce satané « spot ». Mais je n’y remettrai pas les pieds pour tout l’or du monde ! »

– « Tiens donc et racontez en moi donc la raison, s’il vous plaît.

– » Et bien voilà. C’était l’automne dernier, une magnifique journée, que « la chose » a eu lieu. J’étais parti à la pêche avec mon copain Henri. Vous devez avoir déjà vu le Ritou. Un grand type un peu sauvage avec une barbe longue comme un tablier de sapeurs ? Non ? Pas grave ! Donc, nous avions garé sa 4L sur le terre-plein à côté de cette bicoque abandonnée et nous étions descendus à travers les ronces jusqu’à la rivière. On s’était séparé là. Henri avait pris le chemin de droite vers la dernière chute avant la grande platte. Il y traîne de très jolis poissons justes derrière. Et moi j’avais pris le chemin de gauche vers le grand trou d’eau en amont. Je n’avais pas fait 200 m que je vois une famille de marcassins. Cinq ou six, qu’ils étaient.

Le problème, c’est que leur mère est sortie d’un fourré et j’ai tout de suite vu que je n’étais pas invité à la récréation. Putain, j’en menais pas large et la seule issue, vu que la course à pied avec ma bedaine je ne vaux pas un clou, fut de grimper le plus vite possible sur l’arbuste le plus proche.

Pendant cinq longues minutes, Mme sanglier campa au pied de l’arbre, sa grosse tête levée vers mes fesses. Puis tout d’un coup,elle a disparu dans un fourré.Oh ! Pas bien longtemps, je vous l’assure. À peine avais-je pris la décision de descendre de ma branche qu’elle réapparut. Mais pas seule cette fois-ci ! La saloperie était accompagnée d’un énorme mâle tout brun et gris, sale comme un pou et méchant comme une teigne. Et c’est là, mon ami que les choses se sont gâtées.

Imaginez-vous que la brute a commencé à charger l’arbre sur lequel je me trouvais et que je te rentre dedans et que je te fiche des coups de tête !.Et le pauvre arbre commençait à donner des signes d’impatience. Moi aussi et je gueulais de tous mes poumons « Henri, Putain, Henri, vient vite, je suis dans la merde, Henri ! »

Heureusement pour moi, il y avait un petit vent du nord qui a porté mes cris jusqu’aux oreilles du Ritou, 300 m en aval. Lorsqu’il est apparu au bout de longues interminables minutes de torture, j’étais au bord de la crise cardiaque et mon fragile arbre également. Henri, lui, ne s’est pas démonté et a balancé des pavés sur les sangliers. Henri, il est tireur dans l’équipe de pétanque de Saint-Alban et ses caillasses ont fait mouche.Un vrai carreau. Je te raconte pas ! Les monstres ont rebroussé chemin. Mes jambes tremblaient mais j’avais la vie sauve.

Là. Vous comprenez pourquoi je ne descendrai plus là-bas ? »

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Encore aujourd’hui je ne suis pas sûr que cette histoire soit vraie ou soit l’oeuvre de l’imagination débordante de cet homme au bord de la rivière. Mais après tout je m’en fiche royalement. Quand il y a une bonne histoire a raconter, comme disais je ne sais plus qui, on va tout de même pas se faire emmerder par la vérité.