Je venais à peine de me coucher lorsque la sonnerie du téléphone me fit sursauter.

« Allô,… oui,… Flèche ? C’est Freddy à l’appareil… Oui, Freddy de l’épicerie  « Vival » … à Barjac. Bon, alors laisse moi te raconter le scoop de l’année. Tu sais bien, cette énorme fario qui m’empêche de dormir depuis des lustres. Eh bien, tiens-toi bien, hier, j’ai déniché son adresse… Exactement mon ami. Je sais où elle crèche ! J’ai même entraperçu son museau : ENORME qu’elle est cette grand-mère… Jamais vu un poisson de cette taille. On dirait qu’elle a été nourrie aux anabolisants. Je te jure! Flèche ! Ca te dirait qu’on aille ensemble lui faire un brin de causette dès demain ? …OK. Disons 10 heure du matin au café  » Le Penalty « .

Le Freddy ça fait un bail que je le connais. La trentaine bien sonnée, élégant malgré une bedaine en expansion prématurée , ce type est devenu en peu de temps un véritable obsédé des grosses truites. Un peu comme ces malades qui préfèrent les femmes obèses. Les seules qui les fasse jouir : Freddy il est comme ça. Les gros poissons, ça lui donne des érections si monumentales qu’il remise le reste du monde au plus profond de sa mémoire, tout derrière, dans la plus petite et discrète boîte de son cortex.

Le lendemain, bien sûr, j’étais au rendez-vous, fin prêt pour la découverte de la truite du siècle.

Sans un mot, Freddy conduisait sa 4L le long des chemins de montagne et, après une descente en rappel hautement périlleuse dans les gorges plus profondes que celles de Russ Meyer, nous atteignîmes le ruisseau.

A quelques centaines de mètres en amont, Freddy pointa sa canne à  mouche en direction d’une berge couverte d’arbustes, de ronces, tout derrière un éboulement de rochers où le soleil ne devait pénétrer qu’à de rares occasions.

-« C’est là qu’elle habite ! » murmura-t-il

Et il ajouta d’une voix à peine audible « Patience mon ami il va nous falloir attendre la tombée de la nuit car elle ne sortira pas avant. Pour avoir atteint cette taille monstrueuse, je te fous mon billet que c’est une grosse maligne qui ne prend aucun risque. »

C’est vers 21h00 que la belle daigna ouvrir sa porte et mettre le museau dehors. Freddy n’avait pas menti. C’était un poisson peu ordinaire. Une robe sombre, presque noire, taillée comme une athlète kenyanne, cette truite était d’une beauté extravagante. Moi non plus, je n’avais jamais rien vu de pareil. Freddy était , ce soir, fin prêt pour la bagarre et lorsque la truite s’empara de sa nymphe « phrasant tail », j’eu l’impression qu’un mauvais plaisant venait de balancer un pavé dans la rivière. Le combat ne dura pas longtemps. À peine deux minutes. Le poisson plongea loin en amont, emmêla le fils autour d’un rocher et …Freddie hurla comme un loup . Terminée la lutte des Titans. Mon ami rembobina son moulinet et son rêve évanoui.

Le retour à la maison fut sinistre, vous vous en doutez bien. Le Freddy était au bord des larmes et mes mauvaises blagues ne parvinrent pas à lui arracher l’ombre d’un sourire. Rien n’y fit.

Une année passa.

Et puis, il y a quelques jours, je refis une visite dans le charmant village où Freddy habitait, bien décidé à me payer une bonne tranche de rigolade avec Sarah et Louisa les deux petites salopes de la rue du Temple, avant d’aller me taper la cloche. Devant la porte du restaurant « La potée Ardéchoise » un homme était assis sur une marche et faisait l’aumône. Je fouillais dans ma poche à la recherche de menue monnaie et me penchant pour la lui donner, mon regard tomba sur la face du pauvre homme.

Mon Dieu ! C’était Freddy. Non pas le Freddy de l’année passée tout fringant et plein de vie. Non, l’homme en question ressemblait à un petit vieillard tout gris, presque chauve et d’une saleté repoussante. Ses habits auraient fait honte à n’importe quel clochard. Des hardes en lambeaux. Lui aussi, levant les yeux ne reconnut.

« Flèche, mon bon ami, que je suis content de te revoir ! »

« Mais, Freddy, que t’est il arrivé.. j’ai peine à te reconnaître. »

« Flèche, paye moi un canon au bar du « Penalty » et je te raconterai tout. »

Assis devant son verre, mon ami s’épancha.

« Tu te souviens certainement de notre visite manquée à cette truitasse. Eh bien imagine-toi que, de retour à la maison, je fus accueilli par Gisèle M. , qui, en hurlant des mots d’une grossièreté affligeante, me balança au visage le contenu de mon vaisselier. Je ne sais pas si tu l’a connus, cette fille, mais sache que je la fréquentais depuis des mois et que nous avions pris la décision de nous marier. Eh bien, tiens-toi bien mon ami, le jour de notre mariage avait été prévu ce même jour où nous partîmes à la pêche. J’avais tout bonnement oublié ce fichu mariage, tellement cette truite m’avait obsédé. La Gisèle en robe de mariée et toute la famille m ‘avait attendu en vain à la Mairie. Le repas de noces fut annulé et tout le toutim. Inutile de dire que du jour au lendemain je devins un pariah au village. Plus personne ne m’adressait la parole dans tout le canton. Bien sûr, je brisai en petits morceaux à coup de hache ma saloperie de canne à mouche, coupable de tous mes maux et aujourd’hui, j’en suis réduit à faire l’aumône. »

Vous croyez peut-être que j’allais verser une larme sur le funeste destin de ce triste crétin ? Pas la moindre ! ( j’ai une sainte horreur des connards  pleurnicheurs ! )  Non seulement je restai sec comme à un hareng saur au soleil, mais de surcroît, commandais un double whisky  « Glenlivet  » et pris un immense plaisir à lui laisser la note du bistrot. Puis, très fier de moi, je pénétrai dans le restaurant avec Elsa la petite pute du Puy-en-Velay.

Le repas, comme à l’accoutumé fut splendide. La truite aux amandes, cuite à la perfection était un délice , la bouteille de Pouilly-fuissé , un nectar sans pareil et sous la table, Elsa fut en tout point, digne de sa renommée.