C’est en 1987 qu’on avait déniché cette église transformée par la caserne des pompiers locale en garage pour ranger leur foutu matériel de pompiers. Des tuyaux et encore des tuyaux et des haches d’abordage jusqu’à l’horizon. Et elle était à vendre cette église à un prix tellement bas qu’on a sauté sur l’occasion, la vie à New York étant trop rude pour nos pauvres porte-monnaie d’artistes pauvres.

Le village ou se trouvait cette église portait le nom de Pine Hill et était niché dans les Catskill Mountains à trois heures de route de New York. La montagne, les rivières et la neige… Tout fait pour nous enchanter. Sauf que cette église était en piteux état et nous obligeait à pique-niquer dans l’immense garage derrière le bâtiment en attendant que  les travaux d’aménagement soient finis.

Et c’est la nuit du 2 octobre que nous nous aperçûmes que c’était pas du gâteau d’habiter là-dedans. Un blizzard à tout cassé s’abattit sur la région et quand la neige commença à s’amonceler sur notre matelas posé par terre, (les fenêtres étaient pétées ) que nous nous réveillâmes frigorifiés, je pensais tout haut : « Peut-être qu’on a fait une connerie d’acheter cette église ! » Plus d’électricité, plus de flotte et la température frigorifique nous donnait un cuisant aperçu de ce que sont les hivers dans ces montagnes.

C’est dans le seul bistrot du village, essayant vainement de nous réchauffer que nous fîmes la connaissance de Jim et Karen. Ce jeune couple venait d’acheter une grande baraque en haut de Main street et rêvaient d’en faire une auberge de la jeunesse. « Venez donc habiter chez nous, proposa Jim en voyant nos mines déconfites, le temps de finir vos travaux, vous serez chez nous au chaud »

Notre solide amitié commença ce jour-là. Jim était une espèce de colosse barbu et un peu sauvage d’où le bizarre nom de baptême que je lui avais donné : « Bornéo Jim ». ( il l’avait accepté avec joie.)

Un petit ruisseau traversait le village et la baraque de Bornéo Jim et de Karen était bâtie juste au bord. Tous les jours, ils nourrissaient une petite truite brune qui vivait là et que Jim avait baptisé «  TROUTSKY » en l’honneur de Léon, le fameux révolutionnaire bolchevique. J’aimais à penser que  » TROUTSKY » était apprivoisé et leur servait d’animal de compagnie, sorte de Teckel sous-marin. Le mystère reste entier…

Jim était un des rares américains que j’ai eu la chance de rencontrer qui affichait résolument ses convictions révolutionnaires, quasiment staliniennes, presque maoïstes !

Un jour il m’avait demandé de m’accompagner à la pêche sur l’Esopus creek, magnifique rivière pleine de poissons. Il s’était tranquillement installé sur un gros caillou, le bout de sa canne trempait mollement dans l’eau pendant que Jim lisait goulûment un livre sur la vie de Bakounine. Ensuite, il ne cessait de me répéter : » Le pouvoir ne doit pas être conquis, il doit être détruit ! » Entendre ça à Pine Hill, au  » cul du zouave » me plongeait dans une sorte de délectation Satanique !

Un autre fascinant personnage habitait dans la région. Presque tous les jours, il passait devant notre église, sa canne à pêche sur l’épaule et un seau de plastique à la main. Ce type-là n’avait pas terminé son adolescence ; à peine 13 , 14 ans qu’on aurait pu lui donner. Il descendait la rue principale du village, tout seul, et s’installait au bout du petit lac près de la route nationale  28, s’asseyait sur son seau et attendait la touche. Souvent je le suivais de loin et m’installais pour pêcher pas trop près de lui pour ne pas l’emmerder . En fait je passais le plus clair de mon temps à l’observer à la dérobée. Ce garçon avait toujours les yeux en l’air, concentré sur quelque chose d’invisible, sur une sorte de mémoire du temps ou l’homme devait pêcher  et chasser pour survivre dans ces rudes contrées. Au bout d’une heure immobile, il se levait, repliait sa gaule et sans que nous n’échangions un seul mot de connivence, disparaissait.

Un jour, il disparut pour de bon. Aucune idée d’où il venait et où il était parti. Il est devenu, sans aucun doute, un grand pêcheur philosophe. ( j’aime à le penser )

Je cessais peu après d’aller pêcher sur ce lac. Un troupeau d’oies sauvages en avait fait leur auberge en attendant leur transhumance vers le sud et avait transformé rapidement les abords du lac en immense dépotoir tapissé de merdes noires et grises. Un cauchemar…

Malgré les quinze années qui ont filées depuis cette époque , Bornéo Jim et cet enfant étrange et solitaire viennent encore me hanter régulièrement.