carpe_garryUne fois par an, au printemps, mon père avait établi une règle une tradition : amener la famille à la pêche. C’était pour moi le plus beau jour de l’année . Surtout le veille du départ. Mon père descendait à la cave chercher le matériel. Le faisceau de cannes en bambou avec de si magnifiques ligatures de fils vernis rouge et vert, l’épuisette aux mailles rapiécées et la boite en bois contenant les lignes montées sur des planchettes avec leurs splendides bouchons rayés de couleurs franches ressemblants à des bonbons de foire. Les boites de plomb, les dégorgeoirs dont le nom m’évoquait des vieux instruments de chirurgie médiévale, les sondes en plomb qu’on pinçait sur les hameçons et qui, déjà faisaient plier les scions, avant goût des prises futures et les sacs d’amorce “Charlot” sur lesquels étaient imprimes en rouge un pêcheur qui annonçait avec un large sourire “41 prises en 1 heure !!!”. Et l’amorce “Avec Dudule , le poisson pullule  !” . Que c’était beau tout ça. Et les pains de chènevis, les petits sacs de maïs, les boites d’asticots blancs et rouges qui se tortillaient dans la sciure et les vers de vase couleur rubis sur leurs lits de mousse. Sans oublier la fameuse petite bouteille de liqueur d’anis  dans laquelle il ne fallait surtout pas oublier de tremper les asticots pour attirer le poisson. Le bouchon de cette bouteille fuyait régulièrement et donnait à tout le matériel une magnifique odeur de Pernod Fils. Tout ça, c’était de l’opium pour le gamin que j’étais. On s’installait tous dans la bagnole, la “Frégate Transfluide ” dont mon père était si fier et, en route pour aller cueillir le grand-père, le Gustave, un emmerdeur de première qu’arrêtait pas de dégoiser des conneries plus grosses que lui, avec son éternel gros furoncle sur la joue que quand il nous embrassait : BEUARK ! Et qu’en plus il pinçait les filles quand sa femme avait le dos tourné . Demandez plutôt à ma soeur si c’est pas vrai ! Bref, le Gustave c’était la fausse note de la sortie de pêche. La galère . Fallait faire avec. Après 3 ou 4 heures de routes nous arrivions à destination. Pas de surprises. Toujours le même endroit. Une idée fixe de mon père, cet étang perdu dans la Somme. Curlu ou un nom comme ça que ça s’appelait.Un coin laid comme une cour d’immeuble et des poissons y en avait pas tellement d’ailleurs ou bien , mon père et Gustave pêchaient comme des manches ? Va savoir..Faut dire qu’ils balançaient régulièrement dans la flotte des grosses boules d’amorce jaunâtre que si j’avais été un poisson je me serai cavalé à l’autre bout de l’étang pour éviter cet Hiroshima. Dégueulasse…

La journée s’achevait mollement . Les prises avaient été maigrelettes; Quelques gardons, une tanche anémique, quand mon bouchon se déplaça soudainement de biais vers la droite, pris son élan et disparut pour de bon. Fallait pas sortir de Polytechnique pour comprendre que quelque chose de gros était accroché à l’autre bout. Et voilà t’il pas que le Gustave veut me prendre la canne des mains ! “Tire toi, fils de Boche ou je t’éclate les couilles !” je pense très haut et si fort que le pépé garde ses mains dans ses poches et ses distances. J’avais pas 12 ans à l’époque mais j’étais déjà teigneux comme la gale. La dessus, mon père qui s’y met :”Fatigue le , nom de Dieu… tire pas, idiot…tu vas casser !”.  N’empêche que 20 minutes plus tard, qui s’est qui la ramène la grosse carpe ? C’est bibi… et tout seul  et fier comme un paon. “C’est une carpe commune !” qu’il fait le grand père. Commune ? ma carpe ?. Il est fêlé le Tatave ! Ma carpe elle est pas commune; elle est EXTRAORDINAIRE avec ses belles écailles jaunes et noires si bien dessinées, ses nageoires orangées si puissantes et ses lèvres violines. Une beauté toute brillante dont j’ai du mal à détacher les yeux jusqu’au moment ou mon père, ayant déclaré la fin de la partie de pêche, rangea tout le matériel dans le coffre de l’auto, mis ma carpe sur un lit de branchages et d’herbes et c’est reparti pour 4 heures de route. C’est la nuit tombée que nous arrivâmes à St Gratien. Lorsque mon père ouvrit le coffre, ma carpe à ma grande stupeur était toujours vivante. Ses ouïes s’ouvraient et se fermaient doucement. De l’eau…de l’eau, par pitié !! Je la pris dans mes bras et, à toutes jambes, montait les escaliers vers la salle de bain, ouvrit à grands jets le robinet de la baignoire. Je crus lire des remerciements dans les yeux du poisson et des : “ C’est pas trop tôt, connard !” Pas sûr..Pendant 3 jours, personne dans la maison ne se lava. Off limit, la salle de bain. Mais tout le quartier venait admirer ma Bobolle (je l’avais baptisé Bobolle car elle avait eu du bol ). Combien de fois je racontais mon exploit à mes copain de la rue du Moulin et de la communale jusqu’au moment où lassé de jouer au héros je mis Bobolle dans un seau, le seau sur le vélo de ma mère et j’allai libérer le poisson dans les eaux du lac d’Enghien à 2 pas de chez nous.

Je suis revenu de nombreuses fois me balader autour de ce lac, appelant Bobolle sans succès, jettant des croutons de baguette dans la flotte en vain. Pas l’ombre d’une nageoire, pas un signe de reconnaissance. Rien !

Certains soi-disants savants prétendent que la carpe est douée d’affection et peut mème apprendre a suivre son maitre comme  un bichon frisé. J’ affirme ici avec force  qu’il n’en est rien et que ce poisson fait preuve au contraire d’une grande ingratitude et qu’on peut donc sans hésiter se le farcir. 

Mie de pain,oignons,persil, sel et poivre.

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