Lorsque mon ami Bruce. K me tendit sa canne à mouche, cet inoubliable après-midi, sur le toit de notre building de la 37e rue , il prit sa voix de professeur : » Je vais te donner ta première leçon de lancer, mais méfie-toi, Flèche, ce truc-là c’est de la drogue ! »

Moi, naïf, je pensais que mon copain avait encore abusé du Jack Daniel. Une drogue ? La pêche à la mouche ? Plaisanterie !

Bien sûr, chers lecteurs, vous êtes bien placés pour savoir Ô combien il voyait juste, le Bruce K.

Pauvre de moi ! Grisé par l’expérience je négligeais l’avertissement et pendant des années (les plus belles de ma jeunesse) je ne pensais plus qu’à ça.Nuit et jour . Finies les soirées d’amoureux avec ma femme. Le coup du soir était injonction divine . Et les longues heures passées sur mon étaux de montage à visualiser la danse sur la rivière de ces satanées mouches que j’essayais maladroitement de monter et que mes doigts transformaient irrémédiablement en des monstruosités inqualifiables ! Et le maigre argent du foyer que je dépensai avec l’ivresse du joueur devant la roulette de Las Vegas. J’en avais honte bien sûr mais rien n’y pouvait changer. J’étais bel et bien accroché à cette horrible chose, substance diabolique : la pêche à la mouche.

J’en oubliais même jusqu’à la plus élémentaire hygiène corporelle, ne me rasais plus, ne changeais de chaussettes et de sous-vêtements lorsque l’odeur devenait insoutenable et faisait fuir jusqu’à ma pauvre petite chienne .

Et puis un jour, la limite fut franchie. Toute ma vie je me souviendrai du rouge de honte qui marqua mon front a jamais.

C’était l’anniversaire de ma femme et je l’avais invité dans le plus grand restaurant de la région. Pour l’occasion, j’avais pris une douche et changé de chemise . Nous étions confortablement assis dans un coin isolé, la musique était douce comme la lumière des chandeliers. Mon adorable femme arborait un sourire des grands jours quand le serveur s’approcha de nous et demanda : « Madame et Monsieur prendront-ils un apéritif maison ? ». Je répondis sans me rendre compte de l’horreur de mes paroles : « Pour moi, ce sera un Martini sans ardillons ! ».

Le sourire de ma femme se figea immédiatement et son visage pris une teinte crayeuse lorsque elle sortit de son sac à main une carte de visite et me la tendit. On pouvait y lire : « Docteur Olivenstein, spécialiste des maladies additictives. »

Je pris rendez-vous dès le lendemain. « Il faut frapper un grand coup, me dit le spécialiste. Séparez-vous immédiatement de votre matériel de pêche, couper le cordon ombilical est la première des choses à faire si vous voulez vous en sortir ! »

Aux aurores, je me rendis à la confluence de l’Ardèche et du Chassezac, chargé de toutes mes boîtes remplies de mouches que je jetai sans regrets dans le courant. Et c’est à ce moment précis que je la vis enfin. Cette énorme truite dont j’avais rêvé tant de fois. Une fario comme j’en avais jamais vu, soulevant des vagues en s’emparant comme une sauvage de mes mouches flottant sur l’eau. Mon Dieu, quel spectacle ! Quelle beauté ! Quelle folie !

J’enfourchai ma mobylette et, arrivé chez moi, m’enfermai à double tour dans mon atelier.

Quelle longueur de poils de daim pour faire cette mouche ? Et quelle couleur pour l’abdomen ?

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Aujourd’hui, je vous écris ces lignes de ma chambre de l’hôpital psychiatrique de Limoges où l’on m’a conduit en urgence. Les chances de guérison sont faibles me dit-on, mais je m’en fiche. La nuit, quand tout le monde dort, assommé par des cachets, je caresse du regard un vieil hameçon numéro 12 que j’ai caché dans l’ourlet de mon pantalon et je suis heureux.