« Dis-moi, mon chéri, que penses-tu si nous partions demain ensemble sur TA rivière et de me donner les premiers rudiments de cette fameuse pêche à la mouche ? »

J’ai dû avoir l’air sacrément nigaud à cette annonce. Pensez donc ! Depuis des années, ma belle amoureuse avait systématiquement rejeté mes offres de me tenir compagnie au bord de l’eau.

– «  Mon jardin est MA rivière, mon territoire, mon aventure. J’y découvre des miracles, des prodiges. Comme toi, je tente d’apprivoiser tous les jours la nature, d’ouvrir tout grand les yeux et mon coeur se remplit de tant de beauté. »

Facile d’être convaincu par ma douce, j’enfourche tous les jours ma moto et j’arpente des heures durant les rives des cours d’eau de la région, ma canne à  mouche à la main avec l’espoir rarement atteint de pouvoir toucher l’espace d’un instant la robe d’une magnifique truite sauvage.

Et aujourd’hui, ma Puanani s’invitait au voyage. Quel bonheur !

En vitesse, je préparais un pique-nique frugal, ficelais ma canne sur le cadre de ma moto et nous voilà partis. Une fois n’étant pas coutume, je roulais doucement ce matin-là. Ma belle assise derrière moi m’enlaçait le torse et à travers son casque me susurrait des mots doux que le moteur de la moto couvrait en partie.

Pas question d’aller sur l’Ardèche où des milliers de canoë-kayak risquaient d’effaroucher mon amoureuse, ni d’aller se mesurer à des ruisseaux capricieux si difficiles à apprivoiser. Aussi, je garais ma moto au bord d’un petit cours d’eau, si petit que j’en ignorai jusqu’au nom mais savait que pas un touriste n’aurait eu l’audace d’y mettre les pieds.

J’y connaissais un petit trou d’eau entouré de beaux acacias, petite bassine peuplée d’une ribambelle de petits poissons, de gardonnets, d’ablettes rapides comme le vif-argent ; place idéale pour apprendre à lancer une mouche.

– « Tu vois mon amour, il faut laisser la ligne se tendre derrière toi et hop ! Le sion de ta canne fera tout le travail. Tiens regarde… Ça marche tout seul… Et là, tu arrêtes ton lancer avant à 10h00. Sinon ta ligne va faire un boucan de feu de Dieu en atterrissant sur l’eau et… adieu les poissons.

Je lui mis la canne dans les mains et rapidement ma Puanani lançait sa mouche avec une étonnante dextérité. Incroyable cette fille.!!! Cela faisait plus de 30 ans qu’on vivait ensemble et plus de 30 ans qu’elle ne cessait de m’étonner.

Et puis, vers 12h00 nous arrêtâmes l’apprentissage et, assis à l’ombre d’un peuplier, on ouvrit le panier aux victuailles. Ah ! Le petit fromage de chèvres de la ferme des Divols. Ah! Les fines tranches de saucisson sec et les cornichons sur des ficelles pas trop cuites, accompagné d’un verre de vin frais. Ah ! Les poignées de cerises sombres que j’avais chapardé la veille sur les arbres, derrière les vignes.. ..Ah ! quel bonheur de voir ma femme me sourire sans arrêt. (Qui n’a pas vu Puanani sourire ne sait rien du charme, n’a aucune idée de ce qu’est la grâce.)

Je sais, ça fait un peu con et gnan gnan de dire des choses pareilles. Je connais nombre d’entre vous qui vont se dire « il a bouffé trop de guimauve, le Flèche. Le pauvre… À son âge, complètement ramollit …fin prêt pour la maison de repos   » Les pins penchés « »

Tant pis pour vous, je revendique mon bonheur haut et fort et j’emmerde les fâcheux !

Lorsque j’ouvris les paupières après une bonne heure de sieste sous l’ombre du peuplier, j’aperçus Puanani au milieu du ruisseau en train de capturer une énième ablette, l’estourbir d’une pichenette sur la tête en s’excusant : « Sorry, little fish…It’s for tonight’s diner ! ».

Et hop, le poissonnet disparaissait dans le sac de toile accroché à la hanche de ma femme. Quel merveilleux spectacle ! Elle était devenue en un rien de temps une véritable fisherwoman et poussait des petits cris de joie chaque fois qu’elle arrivait à ferrer à temps ces petits éclairs argentés.

Lorsque  après avoir nettoyé et fait griller cette manne, nous nous assîmes sur le perron sous la véranda de la maison, j’ouvris une bouteille de Côtes-du-Rhône et en avant pour un festin royal.

– «Mon chéri, aujourd’hui nous avons partagé TA rivière et ce fut merveilleux. Demain matin, je t’invite à partager MA rivière. Tu verras, c’est passionnant également. Il va falloir arracher les mauvaises herbes, tailler les buissons de romarin, ôter les limaces attirées par les pluies récentes, aérer les plans de courgettes et éliminer le nid de frelons qui s’est installé sur l’amandier. Et ensuite faudra tondre la pelouse derrière la maison. Elle ressemble à la tignasse de Michel Simon ! « 

Aujourd’hui, le dos fourbu, les bras couverts d’éraflures, les ongles noirs de terre et la cuisse droite dangereusement doublée de volume à cause d’une rencontre brutale d’un frelon nazi, je peux affirmer qu’il n’y a aucune espèce de ressemblance entre les rivières douces et chantantes des hommes ou des poissons rieurs nous font de l’oeil et la brutalité des rivières terroristes des femmes ou nos vertèbres endolories nous mettent cruellement en mémoire la fuite de nos vingt ans.