Petits, une fois par an, nous allions tous en famille visiter tante Suzanne qui habitait au milieu de rien. Ce « rien », pour y arriver, c’était toute une organisation, la voiture était chargée depuis la veille au soir, rien n’était oublié, ni le picnic qui dormait en bas du frigidaire (les célèbres œufs durs, sandwichs jambon/moutarde et la non moins attendue, et combien désirée..limonade), ni la cousine Anne, ni les cannes à pêche (faudrait pas déconner, quant même), ni le chien. Le chien, tellement flippé qu’on l’abandonne, sautait dans le coffre à chaque fois qu’on y mettait une valise. Ce qui lui valait quelques coups de pieds, noms d’oiseaux (voire de chats, insultes suprêmes pour un clebs). Donc, Peter (qu’on appelait péteur) dormait en travers de la porte d’entrée, de peur d’être oublié (comme c’était souvent le cas pour le sel, censé accompagner les œufs durs…). Les yeux piquaient et l’air était vif au moment où, dans la nuit du petit matin, nous nous entassions dans l’auto.image-28

En général, les premiers kilomètres, le ventre creux, l’odeur d’essence, les tournants, l’odeur du chien…provoquaient la première halte pour notre cousine Anne, qui détestait l’auto, les tournants, les vacances, les chiens, ses cousins, l’odeur du picnic et tout en général, n’aimant rien en particulier. Donc la figure collée au carreau, on la regardait dégobiller dans l’herbe verte du bas-côté en faisant des bruits que même les animaux du Jardin des Plantes (près duquel nous habitions) n’avaient jamais entendu ! Penaude, prête à nous gifler pour nos ricanements, l’œil torve, Anne remontait sur son siège en avalant un sucre avec de l’alcool de menthe (délicieux mariage avec le dégueuli, pour nos narines enfantines…). Nous nous regardions, Flèche et moi, en faisant des grimaces, nous pinçants pour nous empêcher de rire aux éclats… Notre père nous lançait un regard complice dans le rétroviseur, tandis que notre mère nous sermonnait d’un « soyez sage, votre père conduit ! » Bref, il n’y avait que  le chien Peter qui ne comprenait rien. En parlant de « Rien », nous y arrivions après une journée d’auto, deux trois gifles échangées avec Anne, un picnic, un vomi, un plein d’essence et des arrêts pipi.

Tante Suzanne nous attendait toujours en haut du perron et nous entrions en klaxonnant comme des fous, nous adorions ça, papa poussait des cris d’indiens et nous aussi, maman faisait des grimaces, le chien Peter piétinait tout le monde et aboyait comme un idiot, Anne, elle, râlait en essayant de taper le chien qui rayait son début de bronzage avec ses pattes… A peine la portière ouverte, le chien Peter filait comme une fusée pour plonger dans l’étang où couvert de vase il buvait comme un assoiffé,. Nous traversions la pelouse en imitant des avions, les bras tendus, nous nous précipitions dans les bras de tante Suzanne. Alors que nous foncions essayer nos cannes à pêche dans l’étang, les parents déchargeaient l’auto et la cousine Anne fonçait  s’enfermer aux cabinets (sans doute pour observer ses boutons dans la glace… ). Tante Suzanne, quand elle n’habitait pas à « Rien », passait son hiver en Floride, et ça, ça nous impressionnait, elle nous racontait des histoires, qu’elle inventait sans doute au fur et à mesure, mais nous étions ébahis et les dîners n’en finissaient pas. Un soir où nous mangions des sardines (un jour sur deux quand on était en vacances à « Rien »), elle nous raconta une histoire incroyable. Elle avait rencontré un acteur de cinéma, là on imaginait déjà la culotte de la cousine Anne trempée d’émotion, Flèche ne mangeait plus et moi je l’écoutais bouche bée. Il l’avait invité sur son « yaute » et étaient partis pour un endroit qui semblait être le bout du monde et qui s’appelait Quiouaiste. Elle nous racontait que les plages était de sable blanc, que son acteur (dont j’ai oublié le nom) lui faisait découvrir des choses incroyables, un pays de pirates et de contrebandiers, (vu le froncement de sourcils de maman, elle ne s’attarda pas trop sur son acteur…) et puis elle nous dit que nous devions finir nos sardines, car là-bas à Quiouaiste, les sardines étaient tellement grandes qu’une seule suffisait à nourrir une famille pendant une semaine ! Alors là, on éclatait de rire, et Flèche, nous mimait une sardine géante alors qu’Anne, levait les yeux au ciel, agacée par les histoires de tante Suzanne, qu’elle trouvait ridicules. « Tu me crois pas ?« , « mais non, des sardines géantes ça n’existe pas !« , fit Anne, avec sa tronche où chaque bouton ressemblait à un petit Kilimandjaro… « Et bien regarde ! » et Tante Suzanne sortie une photo d’une enveloppe et nous la colla devant le nez et nous fîmes tous un « hoooooooooooooooooooooooooooooooo…. » que j’entends encore aujourd’hui.Tante Suzanne et ses sardines 1969

Benoît est né après cette histoire, et quand nous allons à la pêche tous les trois, avec Flèche, dès qu’il sort une riquette, on ne peut s’empêcher de faire « hoooo000000000OOOOOO000000oooooo…. » et de rire aux éclats. Quant à Anne, elle est devenue dermatologue à Nice. Elle est communiste, dermatologue, végétarienne, allergique au poisson et elle nous déteste. Elle se ruine en psychanalyse. Un jour, elle nous a écrit pour nous dire que c’était de notre faute et qu’elle ne voulait plus jamais nous voir !  Tante Suzanne a vécu en Floride avec un pêcheur de tarpon. Elle nous envoyait des cartes postales idiotes jusqu’en 1997. Anne n’est pas venu à l’enterrement, on a bu comme des trous et on a fumé des joints en dansant sous les palmiers. Le lendemain on est allé pêcher le tarpon en pensant aux sardines à l’huile de notre enfance.