Un blizzard particulièrement violent et inattendu avait cloué  notre avion au sol sur les pistes de Denver (Colorado), retardant notre départ pour l’aéroport de Billings (Montana) où je devais passer deux semaines idylliques (d’après le prospectus du loueur de voyage) à la pêche à la truite.

Comme j’ai horreur de dépenser de l’argent inutilement en frais de surpoids de bagages, j’avais enfilé sur mes habits, mes waders, gilet de pêche et autres ustensiles de la panoplie du parfait pêcheur à la mouche et attifé ainsi, avait comme un air de ressemblance avec le fameux bibendum Michelin en goguette.

J’étais assis dans un de ces fameux établissements qui porte l’audacieux nom de « restaurant » dans tous les aéroports du monde, quand un homme fit son apparition dans mon angle de vision alors que je dégustais le cotonneux hamburger.

– «Hello !  » commença l’individu_ » vous êtes pêcheurs ? » (Quelle perspicacité, pensais-je presque tous haut ! )

– Puis je m’asseoir à votre table ?

– je vous en prie !

Il s’empara d’une chaise et commanda un double whisky avec une larme de citron vert, deux glaçons , une goutte d’Angustura et une paille. L’homme devait, à son allure, avoir dans les 85 ans bien tassés. Ses traits étaient tirés et tout dans son comportement dénotait un individu au bout du rouleau.

– Moi aussi, cher Monsieur « continua-t-il d’une voix éteinte « j’ai pratiqué la pêche comme vous, mais j’ai arrêté il y a trois ans, à l’approche de mes 40 ans. Pourquoi, me le demanderez-vous ? Eh bien, je vais vous narrer ma tragique histoire, si vous me le permettez « .

J’avais, à l’époque, fait l’acquisition d’une nouvelle canne à pêche dont le nom m’échappe et me trouvais au bord de la fameuse Deschuttes River, en Oregon, dans le but de capturer un spécimen de ces merveilleuses steelheads, lorsqu’un coup de vent fâcheux, d’une grande traîtrise, envoya mon hameçon se ficher dans mon oeil droit et lorsque, pris par le mouvement, j’envoyais cette mouche chargée de mon globe oculaire dans l’eau, un énorme poisson s’en empara et glouton, goba mon oeil. C’est la raison, cher Monsieur, pour laquelle, aujourd’hui je porte cet affreux bandeau afin de cacher la noire cavité.

Et puis, désirant me rendre au plus vite chez un docteur en médecine, je glissais sur un rocher moussu, malgré les semelles antidérapantes de mes souliers (une belle escroquerie, soit dit en passant !). Je tombais la tête la première dans un petit bosquet d’orties particulièrement urticantes. Vous me direz que c’est chose bénigne. À quoi je vous répondrai que le malheur arriva par la suite car, dans ce bosquet, vivait tranquillement une famille au complet de vipères particulièrement agressives, les fameuses cooperhead dont le venin est redoutable.

Inconscient, je fus amené à l’hôpital voisin et, in extremis ma vie fut sauvée. Mais, comme vous pouvez le remarquer, la partie droite de ma figure reste paralysée.

–  » Mon Dieu, quelle horreur !  » m’exclamai-je

– Attendez, jeune homme, mon histoire n’est pas finie. Six mois plus tard, pêchant sur les flats  de Bélize, je fus piqué par une raie électrique, raison de la taille énorme de mon avant-bras gauche.

Mais, l’incident le plus grave arriva quelques minutes après lorsque je fus mordu méchamment aux testicules et à la bite par un barracuda dont la voracité n’est pas une légende.

Tiens, venez avec moi aux toilettes, je vais vous montrer.

A ce moment, je compris ou voulait en venir ce pauvre homme et, prétextant le départ imminent de mon avion, je m’éclipsai et me fondis dans la foule des autres passagers.

Encore une fois, je l’avais échappé belle !