Imagen 104Mon père ne foutait jamais les pieds dans la cuisine. Bon an mal an,l le réchaud était devenu la propriété de ma mère qui se dépatouillait avec courage de cette impossible tâche que de faire de la tambouille pour un mari qui n’aimait que les spaghettis à la sauce tomate en boite. Pourtant, une fois l’an, les rôles s’inversaient. Ce moment béni était celui des vacances dans la petit village des Oursinières, cul de sac niché sur la côte Varoise ou, régulièrement le paternel embarquait la famille pour un mois de délices. Comme la caisse était souvent vide (mais aussi par plaisir ) mon père nourrissait sa couvée du produit de sa pêche. Il partait tôt le matin sur sa barcasse pourrie la “Cécile ” rentrait bien souvent à la rame, le petit moteur ayant une fois de plus rendu l’âme. Qu’est ce qu’on a pu en en bouffer jusqu’à l’écœurement de ces fritures grasses de girelles, de sarans, de rouquiers et autres pageots cuisant doucement dans des litres d’huile tiède ! Ma pauvre mère c’était pas Bocuse, ça je peux le jurer ! Nous, on disait rien pour pas la vexer. Quelquefois, mon père empoignait son fusil sous-marin, ses palmes , crachait dans son masque et nous attendions avec fébrilité son retour en espérant secrètement la capture du fameux poulpe, ce qui n’était pas rare. Il fallait voir l’Alfred sortir de la flotte avec un grand sourire et cette bestiole accrochée à la flèche de son fusil ! Un spectacle GRANDIOSE !

Du Cécil B. DeMille pour mes yeux de minot. Un acte héroïque à la Kirk Douglas dans 20000 lieux sous les mers. Mon père redevenait l’homme le plus fort du monde. Bien sûr, son image mythique en prenait un  vieux coup lorsque, pour “attendrir” la chair du monstre, il le battait sur les rochers bientôt couverts de bave et, quand il vidait la calotte de la pauvre bête, ça devenait carrément répugnant..Le retour au cabanon était néanmoins une procession quasi triomphale. L’était pas qu’un peu fier Alfred et ma soeur et moi cavalions autour de ses jambes en chantant “La raspa” air à la mode de l’époque. Le tablier de cuisine autour des reins, mon père se mettait au travail. Sa recette était toujours la même : cuire l’animal dans une grande cocotte remplie de flotte et, quand il avait l’intuition, il transvasait la dépouille du poulpe dans une poêle dans laquelle il vidait un tube de sa sempiternelle sauce tomate. Et c’était tout .
Ma frangine et moi étions aux anges; nous allions déguster un plat royal concocté  par un héros des mers devenu grand chef. C’est sûr, je me dois de l’avouer maintenant, le poulpe d’Alfred ressemblait à un morceau de caoutchouc rouge qu’on mâchait sans relâche et que la foutue sauce tomate acide filait des crampes d’estomac à ma mère mais, jamais dans toute mon enfance je n’ai souvenir de met plus délicat, plus festif, plus spirituel. La relativité, c’est pas fait pour les chiens.