J’ai très vite compris que j’avais intérêt à plier mes affaires et a prendre mes jambes à mon cou. Ce merveilleux endroit de la rivière que j’avais décidé d’explorer était rapidement devenu un no man’s land.

En effet, une famille au complet de touristes « nordistes » venait d’en élire domicile et la fillette avait débuté les opérations en balançant  dans la flotte du haut du talus, leur chien, un affreux bâtard caniche/pékinois,  en lançant à ses parents.

_ » Regardez, regardez, « Galipette », elle flotte vachement bien ! »

Le pauvre clébard dont on distinguait à peine la truffe hors de l’eau, lorsqu’il rejoignit la berge, avait dû avaler deux bons litres de jus et regardait la fillette avec des lueurs de meurtre dans les yeux.

N’ayant aucun goût pour le  spectacle de sang versé inutilement, j’entrepris de remonter la rivière par un chemin que j’ai bien dû prendre des centaines de fois dans ma vie de pêcheur, mais va savoir ce qui se passa dans mon cerveau ce jour-là, au lieu de suivre le chemin familier et bien tracé dans le bois et de virer à gauche après le gros peuplier abattu, je virai à droite et au bout de moins de cinq minutes, j’étais bel et bien perdu.

Comment peut-on s’égarer dans un endroit si fréquenté, tient encore aujourd’hui du mystère. Toujours est-il que ce jour-là, mon sens de l’orientation qui d’habitude n’est pas très brillant, me conduisit à un véritable cauchemar.

Il est des fourrés d’où l’on peut s’échapper les doigts dans le nez. Il en est d’autres à côté duquel le labyrinthe du Minotaure n’est qu’une plaisanterie pour jeunes filles de bonne famille. Celui où je me retrouvais coincé ce jour maudit, faisait parti de ceux-là.

Un amas de ronces, de griffes, de lames acérées, d’éboulis, de sols se dérobant sous les pieds, de ventouses végétales, toutes ces saloperies s’était liguées contre moi et, soudainement, je fus encerclé, happé, immobilisé, vandalisé, vaincu, pris en otage par ce que certains imbéciles  nomment sans savoir « Mère Nature ».

 » Mère Nature  » mon cul ! Me voilà donc coincé, paralysé. Impossible de faire le moindre mouvement sans recevoir sur-le-champ, une cruelle leçon urticante et sauvage.

C’est alors que je m’aperçus que je me trouvais prisonnier à deux pas des berges de la rivière, en surplomb d’une petite crique ou une autre famille de vacanciers avait élu domicile.

Le père, les fesses sur un transat pliant, tenant dans ses bras poilus une canne à pêche, venait tout juste de sortir de l’eau une sorte de poisson blanchâtre ressemblant à s’y méprendre à un salsifis,en plus inerte .

À croire que la pauvre bête était paraplégique et que le cruel hameçon l’avait éjecté manu militari hors de son fauteuil roulant.

_ » Putain, Marilou, regarde un peu la belle bête ! Àh la vache, elle m’a drôlement donné du fil à retordre. Tu peux sortir la poêle à frire pour ce soir, on va s’en foutre plein la gueule. »

À ce moment, leur marmot se mit à geindre

_« Maman, j’ai envie de faire caca… Mal au ventre ! »

La mère sortit alors de son semi coma due à sa séance de bronzage intégral et hurla à son mari :

_Merde et merde de merde d’enculé ! Gilbert, je t’avais dit de ne pas acheter cette tourte aux fruits de mer surgelés de chez « Findus « , c’est de la couille, ces saloperies… Allez André, va faire tes besoins dans la rivière. Mais pas trop loin, que tu vas te noyer. J’irais pas te chercher, si t’es mort ! »

Le gamin ne se fit pas prier et s’éloigna seulement de quelques mètres du campement familial et on pouvait voir qu’il se concentrait sur sa tâche. En effet, rapidement, quelques colombins facilement identifiables émergèrent et vinrent nager dans son dos.

Le pauvre gosse n’en menait pas large avec ces drôles d’étiquettes accrochées à ses reins. Et plus il avançait dans la rivière, essayant de fuir cette honte brune, plus cette horrible merdouille semblait le suivre comme un chien de chasse suit son maître.

Et puis, ce qui devait arriver arriva. Sans doute une traîtreuse pierre moussue, toujours est-il que le gosse disparu corps et âme dans la rivière. Avalé, le gamin. Sans un mot. Il ne restait de lui que quelques bouts de crottes qui se balançaient au gré de la rivière.

La brave mère (comme c’est maternelles, ces choses-là !) ne prit même pas la peine d’enfiler ses Tongs que la voilà soulevant des gerbes de flottes en braillant « André… André… Ou que t’es espèce de casse-noix ? »

Quand enfin elle sortit de l’eau en hoquetant , tenant son  » André » par la tignasse, elle eut encore la force de hurler à son époux :

_ » je te l’avais bien dit, espèce de connard, que ma mère m’avait prévenu, on aurait du mieux fait de relouer la caravane au camping, à côté du Lavandou, comme l’année dernière, au lieu de cette Ardèche de merde ! »

C’est à ce moment, après des efforts désespérés, que j’arrivais à me libérer des étreintes de mes ronces assassines.

Lorsque j’arrivais à la maison, ma chère femme poussa des hauts cris :

_ » Mais qu’est-ce qui t’ est arrivé! My God… Regarde un peu ta figure ! »

C’est vrai que j’avais la gueule toute zébrée d’égratignures sanguinolentes, traces irréfutables de mes mésaventures.

Mon épouse, n’écoutant que son sens civique s’empara d’un flacon de mercurochrome , liquide particulièrement tenace et indélébile et, muni d’un bout de coton, me barbouilla le visage, pensant bien faire.

Ça fait maintenant une semaine que, la honte au front, je suis reclus hors du regard moqueur de mes concitoyens, continuant à ressembler à un chef de guerre tatouée d’une tribu ancienne de cannibales ardéchois.

Et je passe le plus clair de mon temps dans la cuisine à éplucher d’inutiles légumes, la mort dans l’âme.

(Je m’aperçois que j’ai omis de vous dire que j’avais oublié ma canne à pêche toute neuve dans le fourré aux cauchemars et que je m’était mis à la danse classique. )