J’étais juste en train de relâcher mon joli poisson (un chevesne… faut pas rêver !) lorsque je l’aperçus, le type. Torse nu, boudiné de partout, plus laid  qu’un militant d’extrême droite, il essayait de traverser la rivière. Peut-être déséquilibré par le gros sac qu’il portait ou peut-être déséquilibrer de naissance… toujours est-il, qu’il n’avait pas l’air à son aise, l’obèse.

Il faut dire que choisir cet endroit pour traverser la rivière en disait long sur le vide sidéral entre les deux oreilles du lascar. En effet, là, la force du courant  aurait  donné du fil à retordre à n’importe quel saumon normalement constitué. Quant aux cailloux qui parsemaient le fonds de l’eau, des savons de Marseille où les meilleures peaux de banane n’auraient pas été moins glissantes ni fourbes .

Le pauvre homme se débattait comme il pouvait en poussant des cris de porc à l’abattage : « Ho… Ho merde ! Putain, j’y arriverai  jamais..de l’autre côté !…Ho… Merde… Putain ! »

Tant et si bien que mon âme de chrétien pur jus fut troublée et que, tel Saint Machin ou Saint Tralala, je me proposai d’aider ce pauvre exemple d’humanité.

« Un coup de main, Monsieur ? Avec mes souliers antidérapants, il me serait facile de vous venir en aide ! »

Il est vrai que les nouvelles paires de pompes JMC que j’avais récemment troquées avec l’ami Manu Vialle étaient redoutables d’ efficacité. J’avais l’impression d’avoir des semelles en ventouse de pieuvre, tellement l’adhérence sur le fond de la rivière était incomparable (Manu, s’il te plaît, pense au pourcentage promis ! Merci.)

« C’est pas de refus ! »  me lança le pauvre naufragé. Je saisis donc sa main (Mon Dieu ! L’horrible sensation que de se saisir d’une main étrangère toute huileuse de crème solaire !)

Et nous voilà tous les deux traversant lentement cette rivière en furie.

« Et alors, me fit le gros, ça mord bien la pêche à la mouche ? »

« Pas mal, pas mal… Il a eu pire journée ! »

« Moi, je suis chasseur. Ce qui est bien à la chasse, c’est que le no-kill, on s’en branle… Tout pour l’estomac ! »

À ce moment, je commençai à me dire que ma générosité envers ce goujat était peut-être  mal fondée.

Il reprit, en me serrant la main un peu plus fort à cause de la force du courant en cet endroit : « Moi, j’aime bien l’Ardèche. Pour les vacances c’est mieux que Dunkerque, c’est là que j’habite. Chez nous, les rivières, il en a pas. Il n’y a qu’un étang à côté de chez moi. On pourrait le traverser à pied si on voulait… Pas trop de courant dans cet étang… «

« Oui, je peux comprendre ça ! »

« Le seul inconvénient, c’est la vase. On s’enfonce jusqu’aux trous de nez dans c’t’étang !  »

 » C’est certainement regrettable » avouai- je

« Mais remarquez, comme c’est un étang privé, au moins, il a pas de bicots ni de nègros pour nous faire chier ! »

À ce moment, à bout de patience, n’y pouvant plus, je lâchais la main huileuse de ce pauvre connard qui gesticula en poussant des jurons inaudibles à cause du  courant furieux qui l’emporta à vive allure  vers la grande fosse en aval ou il disparu corps et bien.

Fier du labeur rondement mené ,  je repliai ma canne, grimpai sur ma moto et pris le chemin de la maison avec la conscience légère du travailleur exemplaire ayant achevé un ouvrage parfait.