Dès que la pluie cesse, je ne pense plus qu’à une chose : enfourcher ma jolie moto noire Honda 125 cm³ et la laisser toute seule me conduire au bord de mes rivières chéries.
Non pas que de temps en temps je lui donne certaines indications comme : « Et si on allait faire un tour sur la Beaume ? » ou « Qu’est-ce que tu penses du Chassezac, aujourd’hui ? »
Bien sûr, elle ne me répond pas, ma moto. Enfin, pas avec le langage humain, mais je sens qu’elle rechigne parfois, ou alors, elle démarre comme une jeune pucelle et prend des allures de Norton 750 cm³. Et, chose curieuse, très souvent elle calle à deux pas d’une autre moto : une Yamaha 125 cm³, de couleur rouge.( Une vraie histoire d’amour entre ces deux japonaises ou juste une passade, un flirt sans conséquences ? ) Pas toute jeune, la Yamaha, mais robuste et, comme ma Honda, une vaillante et courageuse qui appartient à Robert, un pêcheur à la mouche de mes amis, un vétéran, une vieille main, comme disent les spécialistes.
On avait mis du temps à devenir amis, Robert et moi. Avec l’âge, on a tendance à se méfier des amitiés trop rapides et on laissait toujours une bonne cinquantaine de mètres entre nous. Au début. Et puis, la distance diminua et on en vint aux palabres, aux échanges et, enfin, on aboutit à la camaraderie.
Le Robert devait friser les 80 ans bien tassés. Ça ne l’empêchait pas de descendre le petit chemin caillouteux si casse-gueule afin d’arriver à son coin de prédilection. Pas vraiment un cabri, mais bien plus solide sur ses vieux pinceaux que moi, son cadet de plus de 10 ans.
C’est en détaillant sa trogne qu’on pouvait deviner qu’il avait roulé sa caisse, le Robert. Vieux comme un morceau d’anthracite. Sa peau ressemblait à une carte d’état-major du Massif central, avec ses volcans, ces précipices, ces chemins tortueux, ses hésitations.
Après avoir partagé une gorgée d’un vin rouge âpre des coteaux de l’Ardèche, on s’avançait prudemment vers les berges de la rivière.
Souvent, Robert resté planté là, sa vieille canne dans sa vieille main et j’avais l’impression qu’il se tapait une petite sieste, tout debout. Ca pouvait durer un bon moment, l’image du Robert statufié. Et puis, va savoir pourquoi, sans crier » gare » il s’avança prudemment dans l’eau et là, les amis, la magie opérait.
Il devait avoir pêché à la mouche toute sa chienne de vie pour en arriver à cette pêche minimaliste. Il faut dire que ses articulations douloureuses y étaient pour beaucoup. Mais, terminés les gestes longs, toutes ces techniques pour jeunes qu’on voit dans les magazines.
Chez lui, tout était réduit au minimum. Sa ligne se déployait avec précision, presque sans qu’on s’aperçoive d’aucun mouvements.
Oui, à tous les coups, il me faisait penser à cet autre énergumène que j’avais eu la chance de rencontrer il y a un bail.
Il s’appelait Merce Cunningham et était sans aucun doute l’un des plus grands danseurs et chorégraphe américain. J’avais vu des photos de lui quand il était jeune. Il sautait comme un kangourou. Il volait sur scène et on se demandait si les photos n’étaient pas truquées. Et non ! Elles ne l’étaient pas.
Et j’avais eu la chance de le voir une des dernières fois où il se produisit en public à New York. Il avait plus de 80 ans et continuait à danser. Mais, comme mon ami Robert, c’était de la danse minimaliste. Il bougeait à peine. Mais ce « à peine » était rempli de l’expérience de toute sa vie de danseur. Et le public était comme tétanisé devant la beauté, la fragilité, la poésie et la grâce de ses « petits mouvements ».
Le Robert, était pour moi, une sorte de réincarnation de Merce Cunningham, mais « style pêche à la mouche ».
Et puis, un jour, en passant devant chez lui, j’ai vu sa Yamaha 125 cm³ avec un écriteau « A VENDRE « , accroché sur le guidon. Il avait cassé sa pipe, mon collègue et je perdais une légende, un ami. Et ma Honda 125 cm³ a commencé peu après, a avoir des ratés à l’allumage.